L'oeil public

IKEALAND
La vie mode d’emploi

Il semblerait qu’ici, dans ce brave village du sud suédois gelé par le froid et la pénombre sept mois par an, la vie soit livrée en kit. En paquets plats. Qu’il faille se la monter soit même, à la sueur de son front, se bricoler à l’aide d’une clé Allen un bonheur domestique de catalogue, celui où l’on boit en famille un café américain dans un mug fantaisie, riant tous ensemble en chaussettes pure laine, confortablement calés dans un joli canapé modulable au coin d’un sage feu de cheminée. Bienvenue à Älmhut, village de 8000 âmes perdu au fin fond d’une austère forêt de pins, blotti près d’un lac sur lequel on va patiner l’hiver et pêcher l’été. Bienvenus à Ikealand : c’est dans cet endroit improbable que la firme mondialement connue, présente dans toute l’Europe mais aussi en Chine, aux Etats-Unis et au total dans trente-six pays de la planète terre, abrite ses équipes de communication, de designers, son studio photo gigantesque, ses entrepôts à perte de vue… C’est ici qu’est imaginé tout ce que vous connaissez fatalement de l’entreprise au logo bleu et jaune. C’est même à Älmhut, dit l’un des nombreux slogans inventés par la firme, que réside « l’âme d’Ikéa ». Pour ceux qui doutent encore qu’une entreprise puisse avoir une âme, un petit séjour à Älmhut, situé à deux heures de route d’un aéroport, peut avoir un charme cocasse et totalement dépaysant.

A Älmhut, prononcez « Helmoute », les habitants ont tous du sang Ikéa dans les veines : la moitié de la population travaille chez Ikéa. L’autre moitié représente les retraités, les enfants, et les heureux conjoints d’un salarié d’Ikéa, un « collaborateur » selon la terminologie officielle. A Älmhut, bercés depuis plusieurs générations par le rythme de la fabrication du catalogue annuel (depuis 1949), les habitants chaleureux expliquent que sans Ikea, le train ne s’arrêterait pas. Et si le train s’arrête, c’est pour déverser chaque jour un flot de salariés qui font partie des 130.000 « collaborateurs » dans le monde venus en Suéde emitouflés pour un stage, un séminaire, une réunion, une semaine de « team building », pour renforcer encore un peu plus leur motivation… Autant de séjours qui ressemblent à s’y méprendre à un pèlerinage.

Älmhut se rassemble frileusement autour d’une statue qui résume crânement l’identité du village : une immense clé Allen jaillissant de terre, dans un pur style stalinien. Perplexe, vous observez un temps l’objet avant de comprendre qu’il s’agit d’une représentation géante de la petite chose en zig-zag livrée dans les paquets plats Ikea et qui sert à monter vos armoires Billy, votre fauteuil Poang, votre canapé Kipplan. Älmhut abrite évidemment le tout premier magasin Ikea du monde, ouvert depuis 1958 : il est incongru dans un village aussi petit, mais il ressemble à n’importe quel autre magasin, à ce détail près, qu’il est sanctifié comme une relique dans les récits officiels produits par la firme. Älmhut compte aussi des kilomètres d’open-spaces soigneusement alignés, équipés de sympathiques cafétérias, de salles de réunion aux canapés moelleux installés sous de grands slogans peint en couleurs vives sur les murs blancs, comme « le vrai esprit Ikea est bâti sur notre enthousiasme » ou celui-ci, omniprésent, vantant la mission d’Ikea sous forme d’un idéal démocratique humble et magnifique, « créer une vie quotidienne meilleure pour le plus grand nombre ».

Ici, on travaille dur, mais sans effort apparent : loin des codes culturels français gris et sinistres que doivent adopter les bureaux des entreprises qui se veulent sérieuses, ici le travail, pourtant sacré comme une valeur absolue, est dilué dans une ambiance chaleureuse et bon enfant, à base de murs clairs et de parquets blonds, de taches de couleurs vives et de « coins cuisines » design et bien fichus, où chacun va se faire son café dans un grand éclat de rire. Et lorsque l’on comprend que la petite ville compte aussi ses lotissements Ikea (baptisés « Boklok », « Vivre Malin »), ses villas Ikea (montées en kit en une journée pour le prix de 210.000 euros environ pour 90 m2), son hôtel Ikéa, son restaurant Ikea, où l’on se régale de harengs et de fameuses boulettes de viande à la confiture d’airelle, sa salle de gym Ikea, sa banque Ikea, son pub Ikea, son groupe de blues Ikea (composé de salariés), son bus-navette Ikea, ses cours de danses Ikea, son salon de massage Ikea, son école Ikea ou encore son musée Ikea, la perplexité grandit. Selon que l’on soit Ikea-philes ou Ikea-phobes, selon que l’on soit de très bonne composition ou de mauvais esprit, l’impression d’ensemble peut être plus ou moins troublante : les salairés d’Ikea vivent-ils dans le catalogue qu’ils passent leur vie à fabriquer (sachant que par mesure d’économie ce sont toujours les salariés d’Ikea eux-mêmes qui posent dans le catalogue) ? La vie à Älmhut est-elle bien réelle ? La frontiére n’est-elle pas floue entre le monde réel et ce que les gentils membres de la communication corporate appellent sans ciller, devant les visiteurs incrédules, l’« Ikea world » ?

Aux côtés de ces questions sans réponse, une visite dans les bureaux d’Älmhut a de quoi enchanter n’importe quel fan d’Ikea : toutes celles et ceux d’entre nous qui entrent dans un magasin deux fois par an, bien déterminés à n’y rester qu’une heure et à ne repartir qu’avec une étagère Billy, et qui finissent par y passer la demi-journée, obligeamment trimballés dans le dédale de couloirs flêchés, dépensant 500 euros dans la joie et la bonne humeur, à coup de minis bougeoirs à prix cassés, de lots de super petites assiettes, de peluches soldées qui pourront toujours servir de cadeau et d’économes à un euro. À Älmhut, le visiteur est chaleureusement acceuilli par des communiquants très professionnels, qui égrainent avec une vraie gentillesse les slogans Ikea. Pas inintéressant quand on sait que, selon une enquête anglaise (parue dans « The Guardian » en 2004), un européen sur dix aurait été conçu dans un lit Ikea et qu’il y a plus d’exemplaires de catalogues Ikea lus dans le monde (500 millions) que de Bibles vendues chaque année ! Amusant donc d’apprendre qu’une cellule de réflexion est entiérement dévouée à chercher des noms pour les nouveaux produits. Les appelations aussi improbables que Ramvik, Ektorp Jennylund, Lersta, ou Kvart, doivent être valables dans le monde entier, sans que jamais elles ne puissent choquer ou évoquer une grossierté dans aucune des 27 langues étrangères concernées. Etonnant de voir que les concepteurs des petites notices d’assemblage doivent user d’une signalétique universelle, sans jamais qu’un mot n’apparaisse, pour que l’homme moderne de l’Ikea World puisse monter sa table basse sans s’énerver, qu’il habite Bangkok, Bombay, Moscou ou Madrid. Distrayante, la visite du studio photo, où sont créées les ambiances factices du catalogue, ruche fourmillant de décorateurs, menuisiers, éclairagistes, photographes, peintres, fleuristes, couturières, cuisiniers… Où l’on constate accessoirement que le parcours d’un visiteur étranger à la firme est aussi minutieusement flêché que celui du consommateur dans un magasin, et qu’il est, par exemple, impossible de prendre des photos ailleurs que dans les lieux dédiés à la communication.

Le zénith de ce voyage au cœur de « l’âme d’Ikea » est sans conteste la visite du musée qui présente bien plus que des tables vintage à quatre pieds et des lits pour dormir dedans : ici, c’est la légende du créateur d’Ikea lui-même, Ingvar Kamprad, qui est mise en scène, romancée comme un conte pour enfants. Une guide enthousiaste raconte sérieusement comment le petit Ingvar kamprad, né le 30 mars 1926, fils de fermier qui refusait de traire les vaches, avait le génie du commerce dans les veines dès l’âge de cinq ans ! Comment il quittait à vélo l’austère ferme familiale, située à quelques kilomètres d’Älmhut, pour aller dans le froid et la neige jusqu’au village le plus proche, acheter des allumettes en gros, revendues à domicile et un poil plus cher aux fermiers du coin. Comment le premier local commercial du petit garçon était un abri de jardin (par lequel on pénètre aujourd’hui dans le musée !), comment il a amadoué le laitier pour profiter de sa tournée en voiture et augmenter son chargement, et, on vous passe les détails, car l’histoire officielle dure deux bonnes heures, comment sa petite entreprise est devenue Ikea, 21,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires. La fable merveilleuse est agrémentée de blagues charmantes, décrivant la vie du gourou suédois du marketing dans les moindres détails, comme on l’a fait en d’autres temps avec celle de Mao Tsé-Tong ou de Staline !

Chaque salarié Ikea connaît cette histoire, et pour cause : lors de son embauche on lui a fourni un vademécum de la légende officielle, (« l’Ikea way ») racontant par le menu la vie du fondateur et les valeurs de l’ « Ikea World ». La saga de ce roi du « story telling » avant l’heure, est soigneusement entretenue, d’abord par lui-même. On le dit avare, au point de faire son marché à la fermeture pour pouvoir négocier le prix des bananes, de voyager en low cost et de rouler dans une vieille Volvo. On le dit passionné par la Suéde, son pays natal. Ce que l’on dit moins, c’est que cet homme qui fuit les médias fait partie des quatres hommes les plus riches du monde (selon le magazine Forbes), qu’il vit en Suisse depuis 30 ans pour échapper à l’impôt, que le montage financier de sa société est si opaque que personne n’y comprend rien et que si les racines suédoises d’Ikea sont systématiquement mises en avant, son siége social se trouve aux Pays-Bas et qu’en réalité seuls 7% des produits vendus sont fabriqués en Suéde (contre 30% en Asie) ! On ne parle plus guère de ses accointances passées avec l’extrême-droite nazie suédoise, puisqu’il a brillamment su éteindre le feu du scandale en 1994, envoyant à chacun des « collaborateurs » de sa « chère famille Ikea » une lettre intitulée « mon plus beau fiasco », un mea culpa déchirant sur le mode de l’erreur de jeunesse qui a clos définitivement le chapitre honteux.

Vit-on heureux dans « l’Ikea world » ? Tous les salariés d’Ikea rencontrés à Älmhut, cette mini tour de babel regroupant trente-sept nationalités, tous ces « collaborateurs » qui se tutoient et s’appellent par leur prénom, se disent heureux d’appartenir à la « famille Ikea » (90% des salariés d’Ikea sont mariés avec un autre salarié d’Ikea), et « fiers » des valeurs Ikea : simplicité, courtoisie, solidarité, positivisme, travail d’équipe, souci écologiste, rigueur, obsession de la rentabilité et du moindre coût. Certains prononcent des phrases comme « la simplicité est une vertu », « avoir des responsabilités est un privilége », « chaque problème est une opportunité » ou encore « la plupart des choses restent à faire ». Se souviennent-ils encore que ces maximes font partie des dix commandements d’Ikea édictés en 1976 par le gourou Ingvar Kamprad dans l’un de ses célèbres textes « Testament d’un vendeur de meubles » ?

Dorothée Werner

Réalisé pour ELLE Magazine

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